ELEGY No49 (Aout/Septembre 2007) · Article
ELEGY
No49
Aout/Septembre 2007
Alan Wilder, figure incontournable de DEPECHE MODE entre 82 et 95 ne cesse, au fil des ans, d'expérimenter et de nous surprendre avec RECOIL, son projet solo électronique qui emprunte cette fois les chemins du blues de l'Amérique profonde. Sept ans après la sortie de LIQUID, voici donc SUBHUMAN et son crossover contagieux de technologie organique. Alan revient pour nous sur la composition de l'album et sur sa collaboration fructueuse avec le bluesman Joe Richardson et la chanteuse Carla Trevaskis.
Qu'as-tu fait pendant le long break entre la sortie de LIQUID et la préparation de SUBHUMAN?
Alan Wilder: J'ai essayé de me remettre à composer à au moins 4 ou 5 reprises durant cette période. J'ai une éthique personnelle élevée concernant mon travail, ce qui fait que je me suis senti coupable la plupart du temps de ne pas être créatif, mais je manquais alors d'inspiration et j'imagine que je n'avais simplement pas assez de volonté pour me battre contre ça. Du coup, pendant cette période, j'ai pu mener une vie tout ce qu'il y a de plus normale. Je pense que le fait de passer du temps avec tes enfants te permet de réviser tes priorités, même si je m'implique sérieusement dans ma musique.
Il paraît que tu as dû complètement remettre à jour l'équipement de ton studio d'enregistrement pour ce nouvel album?
Oui, car à la vitesse où va la technologie, un break de cinq ans est une vraie éternité! Mais tu sais, au bout du compte, les ordis et les programmes sont juste des outils. Je ne crois pas que l'équipement utilisé change réellement la façon dont les morceaux vont sonner au final. Bien sûr, ils peuvent simplifier le processus créatif, donner une plus grande marge de manœuvre. En tout cas ça m'a bien gavé de devoir me remettre à jour et apprendre à me servir de tout ce nouvel équipement, mais il fallait en passer par là. Pour cet album, j'ai notamment travaillé avec Ableton Live, Logic Audio et différents synthés et samplers.
Tu as choisi un titre très évocateur pour ton album...
Evocateur et provocant! C'est ce qui me plaît en lui. Même si nous savons tous que le terme « UnterMensch » ("sous-homme", ndlr) avait été adopté par les nazis et a une très forte résonance aujourd'hui encore, tout particulièrement en Allemange, SUBHUMAN n'est pas orienté vers une catégorie spécifique. L'idée à la base de ce titre n'est certainement pas nouvelle, mais elle est vraiment cruciale. Elle fait référence à un modèle de comportement humain induisant la subordination, comportement qui semble prisonnier d'un cycle sans fin, avec des conséquences souvent tragiques. Que nous acceptions de le voir ou non, les divisions semblent s'aggraver dans notre soi-disant monde civilisé: guerres de religions ou d'idéologies, racisme, homophobie, lutte des classes, politique... Les sens donné par Nietzsche au terme « sous-homme » n'est pas clair et sa signification généralement admise aurait été inventée par un Américain dans les années 20. Mais l'histoire de ses origines est assez vague.
Tu sembles avoir une certaine prédilection pour les thèmes difficiles et sombres.
Ça vient naturellement. Tu sais, je ne dicte pas mes sujets aux personnes qui travaillent avec moi. Je pense qu'il y a probablement quelque chose dans l'atmosphère de mes musiques qui doit déterminer l'orientation de leur texte. Il semblerait que RECOIL en revienne toujours à inspecter, consciemment ou non, la face obscure de la nature humaine. C'est quelque chose qui me fascine.
Pourquoi voulais-tu tout particulièrement travailler avec un bluesman pour SUBHUMAN?
Il m'a juste semblé évident que j'avais besoin d'engager un véritable chanteur de blues pour rendre hommage à l'inclination musicale naturelle de l'album. J'ai souvent dit que je travaille instinctivement, ce qui signifie que je ne me force jamais à aller dans une direction prédéterminée et que je ne fonctionne pas en termes de commercialité. Je laisse juste arriver ce qui doit arriver et dans le cas de SUBHUMAN, c'est le contexte blues qui est arrivé! J'ai eu beaucoup de chance de trouver Joe Richardson par le biais d'Internet et j'en ai eu encore plus qu'il soit partant pour s'impliquer dans ce projet.
Et comment as-tu choisi Carla Trevaskis?
Après avoir enregistré la voix de Joe au Texas et avoir travaillé dessus pendant environ deux mois, j'ai senti que j'avais absolument besoin d'une voix féminine très éloignée de son style pour faire contrepoids. J'ai commencé à faire des recherches sur le Net, comme pour Joe, mais ça n'a pas aussi bien fonctionné ce coup-là. En tout, j'ai dû écouter quelque chose comme cinq cents voix... Finalement, Carla m'a été recommandée par une connaissance de chez Mute Records.
Quelle a été l'étendue de la contribution de Joe Richardson à SUBHUMAN? Est-ce que l'idée d'utiliser un harmonica sur certains titres vient de lui?
De toutes les personnes avec lesquelles j'ai travaillé au sein de RECOIL, Joe a été mon meilleur collaborateur, déjà parce qu'il a écrit les paroles et chanté 5 des 7 morceaux de l'album. Il a également joué les parties de guitare et d'harmonica. Son bassiste et son batteur, John Wolfe et Richard Lamm sont aussi venus apporter leur participation. Une autre différence est que nous avons composé deux morceaux, 5000 YEARS et BACKSLIDER, à l'envers, si l'on peut dire. C'est Joe qui a fourni ces titres en amont et je leur ai ajouté ma contribution une fois de retour en Angleterre. Sur tous les précédents albums de RECOIL, j'ai toujours créé une sorte de sous-couche de son à l'avance, avant que les chansons prennent véritablement forme. L'utilisation de l'harmonica s'est imposée comme quelque chose d'évident vu la tournure musicale des morceaux. Pour 5000 YEARS, on a enregistré la voix et la harpe de Joe ensemble, en une seule prise, en faisant passer la harpe par un ampli de guitare.
Et vous avez travaillé comment pour THE KILLING GROUND?
Ça a évolué lentement à partir de la première section du morceau. J'ai placé par-dessus une voix que j'ai samplée et, à partir de là, ça m'a donné une sorte de direction. J'ai joué autour de cet axe avec des percussions tribales qui sont venues constituer le corps de la chanson, et ainsi de suite. Ce titre est bien représentatif de la façon dont je travaille. Les différentes sections illustrent ma tendance à sur-compenser le défaut de focus de mes morceaux en créant des plages musicales particulièrement longues. Après avoir écouté ce que Joe avait à me proposer, THE KILLING GROUND, qui relate l'histoire de la Crucifixion, s'est imposé. J'ai alors samplé sa version acoustique et l'ai placée sur mon travail initial, puis on a réenregistré sa partie et adapté la version finale afin d'obtenir une sorte de nouveau composite.
Tu te rappelles de la première réaction de Joe et Carla à l'écoute de ce que tu avais composé en amont pour cet album?
Joe a été extrêmement positif. Il a dit que ça lui donnait d'emblée plein d'idées. Il faut dire qu'il a déjà écrit environ un millier de chansons, alors évidemment pour lui c'est facile, ça vient tout seul! Carla a eu une réaction plus ironique. Je pense qu'elle a d'abord été un peu déstabilisée par les structures non conformistes des morceaux. L'approche retenue avec elle a été d'enregistrer beaucoup de prises différentes pour ensuite bricoler le tout afin de créer les arrangements définitifs.
Malgré toute la technologie qui le compose, ne trouves-tu pas que SUBHUMAN est finalement un album très organique?
Oui, c'est ce que je pense aussi. Déjà, je crois que le ratio entre électronique pure et performance humaine est au final de 20 à 80%, mais surtout l'humain a découlé très naturellement de la technologie initiale. J'ai entendu parler d'electro-blues à propos de cet album, mais ça me paraît trop réducteur. Il contient tellement plus de choses que ça, à commencer par les sons orchestraux...
Les paroles que tu as écrites pour CONSTRUCTION TIME AGAIN de DEPECHE MODE parlaient toutes d'écologie. Qu'est-ce que tu ressens à l'idée que quasiment vingt-cinq ans plus tard, elles sont plus d'actualité que jamais?
Je dois être visionnaire! Plus sérieusement, ce n'était pas si difficile de prévoir que les peurs que nous éprouvions à cette époque pourraient perdurer vingt ans après. La menace nucléaire n'est plus aussi présente dans nos esprits qu'au début des années 80, mais les problèmes écologiques ont de plus en plus d'écho aujourd'hui.