D-SIDE 57 (Mars/Avril 2010) · Article
D-SIDE
57
Mars/Avril 2010
Après plus de vingt ans d'une carrière discrète toujours restée dans l'ombre de sa participation à l'un des groupes les plus mondialement célèbres de toute l'histoire de l'électro et du rock, DEPECHE MODE, il était grand temps pour Alan Wilder de publier son premier best-of, quand d'autres le font deux ans après leurs débuts. Mais comme il n'est pas question ici de trahir un univers des plus particuliers aux lois du genre, SELECTED se veut avant tout un panorama des chansons préférées d'Alan Wilder, pas forcément les plus connues au sein de RECOIL (dont la discographie a d'ailleurs délibérément évité la tentation du "hit qui tue" au profit d'albums denses et cohérents), mais aussi comme l'occasion de sortir pour une fois du studio et de se produire sur scène (il a répondu positivement à l'invitation de D-Side pour un live à Paris au Bus Palladium le 23 avril), ce qu'il n'avait plus fait depuis 1995, date de la fin de son implication dans DEPECHE MODE. Evénement culte pour les fans qui espèrent depuis si longtemps son retour dans le groupe, Alan Wilder a rejoint DEPECHE MODE sur scène le 17 février dernier à Londres au Royal Albert Hall pour accompagner au piano Martin Gore sur "Somebody". Gros plan sur un artiste à la fois humble et exigeant, radical jusque dans sa discrétion revendiquée...
Lorsqu'il répond à une annonce passée en 1982 par DEPECHE MODE dans le journal anglais Melody Maker pour recruter un nouveau musicien après le départ de Vince Clarke, Alan Wilder doit commencer par mentir sur son âge, l'annonce précisant qu'il fallait être âgé de moins de vingt et un ans alors qu'il en avait déjà vingt-deux. Il faut dire que, contrairement à ses trois nouveaux partenaires de Basildon, Alan, qui est pour sa part originaire d'Acton, a derrière lui une réelle formation musicale au piano, à la flûte et aux percussions (il sera d'ailleurs longtemps considéré comme le seul "musicien" de DEPECHE MODE), et pas mal de groupes éphémères parmi lesquels The Dragons, Daphne And The Tenderspots, The Hit Men, et surtout Cloaca, avec lequel il fit, entre autres, la première partie de Gary Numan. Au moment d'intégrer DEPECHE MODE, cette longue formation sera presque un obstacle pour lui, le trio ne désirant pas donner l'impression qu'il n'existait que par la grâce de musiciens qualifiés, Alan Wilder succédant à Vince Clarke dans ce rôle. Confiné durant toute l'année 1982 à un simple rôle d'assistant aux claviers sur scène, Wilder ne participera pas à l'enregistrement d'A Broken Frame, ce dont il concevra une certaine amertume, avant d'être enfin pleinement intégré au groupe à l'occasion de la composition de Construction Time Again, album de la rupture pour DEPECHE MODE qui, abandonnant largement le format poppy et innocent de ses premières années, durcit nettement le ton au long d'atmosphères nettement plus travaillées et complexes, en grande partie dues à la science du studio Alan Wilder qui, durant toutes ses années au sein du groupe sera ainsi chargé d'ajouter de l'épaisseur aux titres composés par Martin Gore. Contrairement à ce qui a pu se passer entre Vince Clarke et Martin Gore, puis plus tard entre ce dernier et Dave Gahan, il ne semble pas y avoir eu de conflits d'ego entre compositeurs avec Alan Wilder, qui s'estimait ravi de son travail de production et de finalisation des morceaux, même si on lui doit tout de même quelques titres discrets au sein de la discographie de DEPECHE MODE, come "Two Minute Warning", "Fools" et "The Landscape Is Changing" durant la période Construction Time Again, ou "If You Want" et "In Your Memory" à l'époque de Some Great Reward.
C'est en parallèle à DEPECHE MODE qu'il se lance dans son projet solo RECOIL, dès 1986, comme un « antidote à la frustration de devoir toujours travailler dans un format pop ». Largement composée de samples de DEPECHE MODE, et d'ambiances connues transmutées en quelque chose de résolument nouveau, bien plus sombre et expérimental que tout ce que DEPECHE MODE aurait pu produire, cette première mouture de RECOIL donne lieu au EP 1+2, que Daniel Miller, boss de Mute Records, choisit de publier en vinyle malgré son aspect primitif et le fait qu'Alan Wilder confesse l'avoir surtout enregistré pour lui-même. Interrompant son travail sur RECOIL durant toute l'année 1987 le temps de se consacrer à l'album la tournée de Music For The Masses, Wilder publiera finalement le premier véritable album de RECOIL en 1988 avec Hydrology qui, s'il est encore très proche thématiquement de 1+2, pose déjà les bases de son univers à venir, très cinématographique et atmosphérique. RECOIL est ensuite longtemps mis en sommeil, tandis que DEPECHE MODE se lance dans l'enregistrement et la monumentale tournée de Violator.
Ce n'est qu'en 1991, après avoir produit Ebbhead de NITZER EBB, qui marque le début de sa collaboration avec Douglas McCarthy, que Wilder peut se remettre au travail sur RECOIL et publier Bloodline, dans lequel son talent pour les ambiances lourdes et sinistres explose de nouveau dans un format "chanson" avec des contributions vocales de Douglas McCarthy, Moby, Toni Halliday de CURVE, ou le bluesman Bukka White, pourtant mort depuis onze ans. Puis le projet est de nouveau mis en suspens tandis que DEPECHE MODE se lance dans l'album le plus conflictuel de toute sa carrière: Songs Of Faith And Devotion. Enregistré alors que le groupe traverse une période de tension exacerbée par les divers excès de ses membres (pour Alan Wilder et Martin Gore, ce sera l'alcool), ce disque marque la fin de la participation de Wilder à DEPECHE MODE, celui-ci annonçant le 1er juin 1995, jour de son trente sixième anniversaire, qu'il quitte le groupe suite « à une insatisfaction croissante face aux relations internes et aux méthodes de travail du groupe ». Peu après, Alan Wilder est approché par Robert Smith, qui lui propose de rejoindre THE CURE, mais décline la proposition pour mieux se consacrer à RECOIL et à sa famille (il s'était marié l'année précédente à Hepzibah Sessa de MIRANDA SEX GARDEN).
Sans aucune volonté de concurrencer son ancien groupe, Alan Wilder, qui a toujours déclaré avec honnêteté que les royalties de DEPECHE MODE lui permettant largement de vivre jusqu'à la fin de ses jours, RECOIL ne chercherait pas particulièrement le succès, et refuserait (jusqu'à maintenant) de se produire en live. Unsound Methods, qui paraît en 1997, marque le début d'une nouvelle ère pour RECOIL. Incorporant davantage d'influences dub, blues ou gospel dans un trip-hop hanté, chanté cette fois encore par Douglas McCarthy, mais aussi Maggie Estep ou Siobahn Lynch.
Liquid, qui paraîtra en 2000, poursuivra dans la même direction, avec les participations, entre autres, de Diamanda Galás ou des chanteurs de gospel du Golden Gate Jubilee Quartet. Equivalent sonore d'un film de David Lynch, Liquid est une merveille de production qui vaudra de nombreuses récompenses à Alan Wilder, ce qui ne l'empêchera pas, une fois encore, de mettre le projet entre parenthèses pour des raisons personnelles.
Il ne sortira de sa réserve qu'en 2007, avec SubHuman, qui pourrait aisément être considéré comme le troisième volet d'une trilogie entamée avec Unsound Methods. Plus noir, plus agressif, comme un écho à un monde qui s'est encore durci, SubHuman tire davantage vers le blues avec l'apparition du chanteur Joe Richardson et de Carla Trevaskis, et comporte, en bonus, une relecture "ambient" de tout l'album sur laquelle Alan Wilder se livre, vis-à-vis de la musique de RECOIL, au même processus de réappropriation et transformation qu'il l'avait fait pour celle de DEPECHE MODE avec 1+2. La boucle ainsi bouclée, il était sans doute temps que paraisse chez Mute le best of Selected, et que le vieux tabou de la non présence scénique de RECOIL saute enfin. |
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Plus qu'un best of, Selected apparaît comme une recombinaison personnelle de titres de RECOIL. Qu'est-ce qui t'a poussé à choisir une telle approche ?
Alan Wilder: RECOIL n'ayant pas, à proprement parler, de vrais "hits", c'était relativement libérateur pour moi lorsqu'on m'a demandé de préparer un best of. Cela signifiait que tout ce que j'avais à faire était de choisir mes titres préférés. Je n'ai subi aucune pression de la part de Mute pour me pousser à inclure certaines chansons ou en enlever d'autres. J'ai ressenti comme un défi intéressant le fait d'avoir à rassembler mes morceaux préférés d'une manière qui me satisferait en tant qu'expérience globale.
Chaque album de RECOIL constitue un tout cohérent. Comment es-tu parvenu à extraire des titres de différents albums et à faire en sorte que Selected constitue à son tour un assemblage cohérent ?
Une fois que j'ai eu choisi mes titres préférés, je me suis rendu compte qu'ils fonctionnaient vraiment bien ensemble compte tenu du fait qu'ils provenaient d'albums différents, même si je dois reconnaître que les titres de Bloodline ont été plus difficiles à intégrer, car cet album avait un son moins organique que ceux qui l'ont suivi. Tous les titres d'Unsound Methods, Liquid et SubHuman me semblaient partager une ligne commune, une espèce de son collectif. Après il s'agissait juste d'essayer des ordres de passage et des combinaisons différentes pour voir dans quel contexte ils fonctionnaient le mieux ensemble. Je me suis servi des critères habituels de tempo, de hauteur sonore et d'atmosphère pour créer une continuité fluide.
L'édition limitée de Selected offre également sur un second disque de nombreux remixes et de nouvelles versions de titres de RECOIL, principalement réalisés par le producteur Paul Kendall et toi. Pourquoi avoir choisi cette approche particulière plutôt que d'avoir compilé un album de remixes "classiques" ?
Ce n'est pas tout à fait juste de dire que la plupart des remixes sont de Paul et moi car il y a tout de même plusieurs nouveaux remixes par des personnes extérieures au projet, comme PAN SONIC, Bon Harris de NITZER EBB, ou David Husser. J'ai toujours trouvé que les meilleurs remixes se devaient d'inclure de nombreux éléments du titre original plutôt que de le transformer en un morceau générique de techno ou de dance qui n'a plus aucun sens. C'est une expérience très libératrice de recréer toi-même de nouvelles versions de tes chansons en connaissant par cœur leur structure initiale.
La sortie de Selected marque également le début d'une tournée pour RECOIL, et ce sera aussi la première fois que tu seras sur scène pour ce projet. Qu'est-ce qui t'a poussé à franchir le pas après avoir longtemps dit que RECOIL était voué à demeurer un projet studio ?
Pour ce type de publication rétrospective, qui couvre la totalité de l'histoire de RECOIL, j'ai voulu faire quelque chose qui soit aussi spécial que possible pour les fans. Cela fait vingt ans qu'on me le demande alors j'ai commencé à jouer avec cette idée, et pour Selected cela m'a paru avoir un sens d'essayer de présenter différents mixes dans un contexte live. Il y a trois ans, j'avais déjà assisté à quelques événements en Europe pour célébrer la sortie de SubHuman, et j'ai voulu cette fois-ci aller plus loin. Je tiens néanmoins à préciser qu'il ne s'agit pas de concerts dans un sens traditionnel, mais plutôt de présentations live audiovisuelles.
Que veux-tu dire par là ?
Pourquoi ne pas simplement attendre pour le découvrir ? Viens au spectacle et tu le découvriras (rires).
Tu es plutôt rare en tant que remixeur, mais tu viens juste de signer une version du "Undone" de NITZER EBB pour l'édition limitée de leur album Industrial Complex. Penses-tu prendre un rôle plus actif dans ce domaine à l'avenir ?
Non. J'ai fait ce remix de NITZER EBB pour leur faire plaisir, du fait de mon amitié avec Douglas et Bon qui remonte déjà à de longues années. Nous avons convenu d'un échange de remixes, et en échange ils ont signé un des nouveaux remixes de Selected. En ce qui concerne la production extérieure en général, ce n'est pas quelque chose que je cherche activement à faire, même s'il arrive que je me me trouve impliqué dans ce domaine de temps à autre. En règle générale, je préfère me concentrer sur ma propre musique.
Tu as participé au lancement du documentaire The Posters came from the Walls consacré aux relations des fans de DEPECHE MODE avec le groupe. Quelle est ton implication dans ce film ?
J'ai été contacté par les réalisateurs Nick Abrahams et Jeremy Deller, qui m'ont demandé si je souhaitais assister à une projection à Londres. J'étais curieux de voir de quoi il retournait et j'y suis allé. Ils ont ensuite suggéré que je participe à une session de questions-réponses, et comme à ce moment-là, j'avais vu le film et que je l'avais beaucoup aimé, j'étais ravi d'y participer. J'ai trouvé le documentaire bien intentionné et bizarrement très émouvant.
Au cours de cette séance de questions, tu as émis une réponse qui a créé un certain émoi sur le Net, en évoquant la possibilité de retravailler avec DEPECHE MODE, et tu as rejoué récemment avec eux sur scène lors d'un concert à Lourdes... Y a-t-il une quelconque vérité derrière cette rumeur de retour dans DEPECHE MODE ?
Je n'ai jamais dit qu'il y avait quoi que se soit de "nouveau" en cours, j'ai donc bien peur de ne rien avoir à annoncer sur ce sujet, en dépit de ce qui a pu se dire sur le Net...
Sur ton site web, tu as récemment revisité toute l'histoire de DEPECHE MODE de ton point de vue en apportant de nombreuses précisions sur l'enregistrement de chaque single et album. Penses-tu qu'il était important de clarifier ton rôle dans le groupe et par rapport à votre production ?
Pas vraiment important, mais je pensais que cela serait une lecture intéressante pour quiconque serait curieux de la manière dont nous avons fait ces disques. Personnellement, j'ai toujours été fasciné par les artistes qui évoquent leurs techniques de composition et d'enregistrement, et je me suis donc imaginé que certaines personnes pourraient être intéressées par ce genre d'informations "vues de l'intérieur". En ce concerne DEPECHE MODE je n'ai jamais condamné ou nié quoi que ce soit que le groupe m'ait permis de faire, et je préfère en célébrer les bons aspects que de chercher à les ignorer ou à les déconsidérer.
Penses-tu te remettre à l'écriture rapidement une fois la tournée terminée ?
Oui, j'espère retourner en studio pour travailler sur de nouveaux titres sitôt la tournée terminée, et après la Coupe du Monde (rires). J'avais déjà commencé à travailler sur quelques petites choses avant de préparer Selected, et même si j'ai dû les abandonner pour un certain temps, ce n'est que partie remise.