D-SIDE 41 (Juillet/Août 2007) · Article
D-SIDE
41
Juillet/Août 2007
Aussi génial que peu prolifique, Alan Wilder n'en fait qu'à sa tête. Depuis son départ, il y a douze ans, de DEPECHE MODE, celui qui en fut l'arrangeur exclusif livre avec RECOIL une œuvre éminemment personnelle, aux propriétés hautement cinégéniques, qui se moque comme d'une guigne des conventions et des genres. Densément peuplée, jusque dans les moindres recoins, de titres construits comme des labyrinthes de miroirs qui n'en finissent plus de nous perdre dans de faux reflets, la musique de RECOIL ne ressemble à aucune écoute simpliste, ce qui ne la rend que plus indispensable. Et s'il nous a fallu attendre sept ans pur découvrir avec SUBHUMAN le successeur de LIQUID, notre patience est récompensée par un album qui, tout en affichant l'amour de son auteur pour une forme particulièrement crue du blues, n'en déroule pas moins de sulfureux climats, visions d'une humanité pas toujours très reluisante.
Cela fait sept ans que tu n'avais rien publié sous le nom de RECOIL. Après une telle absence, comment as-tu approché l'écriture de SUBHUMAN?
Alan Wilder: Avec pas mal d'inquiétude et aussi d'excitation! C'était quelque peu ardu, après avoir mis à niveau toute mon informatique musicale, d'avoir à apprendre par moi-même comment utiliser toutes les nombreuses nouvelles fonctions apparues en sept ans, les plug-ins et tout le reste. Une fois que je suis parvenu à dépasser cette étape, qui m'a tout de même pris quelques mois, j'ai découvert que j'avais repris inconsciemment les méthodes qui m'étaient familières, qui partent de l'expérimentation à partir de samples et de boucles, et une image assez floue de SUBHUMAN a commencé à prendre forme. Comme je ne compose pas de manière traditionnelle, il a fallu pas mal de temps pour que quoi que ce soit commence à ressembler à ce que l'on pourrait appeler une chanson. Pour moi il s'agit plus de sections ou d'éléments d'un tout.
Malgré tous ces changements, SUBHUMAN conserve beaucoup d'éléments en commun avec LIQUID. As-tu ouvertement choisi de continuer dans la même direction?
Il y aura toujours des caractéristiques propres au son de RECOIL, et par conséquent des liens avec les albums précédents. Mes disques préférés ont toujours été ces albums que l'auditeur doit "apprendre", des disques qui prennent plusieurs écoutes avant que l'on soit capable d'en apprécier les arrangements et les détails les plus subtils. Dans le cas de SUBHUMAN, ceci m'a entraîné vers une certaine dimension blues qui se rapproche de quelques titres que j'ai pu faire par le passé, non seulement sur LIQUID, mais aussi sur UNSOUND METHODS, BLOODLINE, HYDROLOGY, et même avec DEPECHE MODE.
L'aspect blues de RECOIL est effectivement plus en avant sur ce disque...
J'ai toujours aimé le blues et le gospel, principalement car ils représentent une émotion brute, nue, et que ce sont là que se trouvent les racines de toute la musique moderne. Pour moi, la combinaison de sons aussi opposés à la technologie en général à une musique électronique produit quelque chose de nouveau et d'inhabituel. A mesure que ces titres se développaient, leur coloration blues m'a conduit à penser que je devrais partir à la recherche d'un authentique chanteur de blues pour tenter de rendre justice à l'approche que je souhaitais, quelqu'un qui serait capable d'améliorer et de pousser les titres dans cette direction sans que cela apparaisse contraint.
Peux-tu nous présenter Joe Richardson, qui chante sur ces titres blues, et Carla Trevaskis, qui apparaît aussi sur SUBHUMAN. Comment les as-tu choisis pour être l'illustration vocale de l'album?
J'ai utilisé Internet pour tenter de trouver ce chanteur mystérieux dont j'avais besoin. Mes recherches dans Google m'ont renvoyé le nom de Joe Richardson quasi instantanément, et j'ai été surpris d'apprendre qu'il était relativement inconnu dans la mesure où il possède une voix incroyable, vraiment forte et puissante. Après quelques recherches au sein de sa propre discographie, j'ai décidé, avec une certaine hésitation, due uniquement à ma propre timidité qu'à un quelconque doute quant à ses références, de le contacter. A mon grand soulagement, il s'est avéré qu'il était très intéressé par le projet RECOIL et, comme on dit, le reste appartient à l'histoire. Bien plus tard, alors que j'avais fini d'enregistrer Joe et son groupe au Texas, je me suis embarqué dans une nouvelle quête pour tenter de trouver une voix féminine qui compléterait le travail de Joe. Cela s'est révélé assez difficile, et cette fois-ci Internet ne m'a pas été d'une grande aide. C'est finalement un collègue de chez Mute qui m'a recommandé Carla. Elle a apporté des voix sur deux titres et chante également quelques chœurs sur des morceaux chantés par Joe.
Sur SUBHUMAN tu sembles aborder des thèmes encore plus noirs qu'à l'accoutumée. Peux-tu nous en dire plus sur le concept de l'album?
Une fois l'album terminé, j'ai commencé à réfléchir au meilleur moyen de le présenter. Les textes de Joe et Carla m'ont amené à penser à l'idée de subordination et au comportement humain cyclique qui permet à un groupe d'en mépriser un autre, que ce soit à un niveau global ou plus personnel, que cela concerne la classe sociale, la religion, la race, la sexualité ou autre chose. Il me semblait que c'était un cycle sans fin de haine qui apparaît particulièrement présent dans le climat politique contemporain. Je n'ai pourtant pas cherché à être à proprement parler politique, et je pense que ces sujets ont plus à voir avec l'humanité elle-même et le côté sombre de la nature humaine. C'est quelque chose auquel j'ai toujours tendance à revenir avec RECOIL.
Sur cet album on a plus que jamais l'impression que tu préfères construire une ambiance plutôt que d'écrire de simples chansons, quitte à ignorer la pression des singles et autres préoccupations commerciales...
C'est vrai, mais c'est la seule façon de travailler que je connais qui me paraisse naturelle et instinctive. Je suis souvent frustré lorsque je commence à travailler sur un album de ne pas avoir un point focal qui viendrait des voix et des paroles, et je compense probablement cela en surélaborant ma musique, en créant des passages ambient et d'autres plus dynamiques au sein d'un même titre, pour les garder intéressantes. Ce n'est que plus tard, lorsque les textes sont venus ajouter un aspect "chanson", que je peux vraiment leur donner une forme définitive et leur trouver un sens, mais à ce stade, je suis déjà très attaché à mes arrangements compliqués! On m'a récemment demandé de raccourcir "PREY", le premier titre de l'album, qui dure huit minutes, à trois minutes cinquante pour en tirer une version diffusable en radio, et je peux t'assurer que ce fut un sacré défi! Mais néanmoins une discipline qui s'est révélée intéressante.
Sur l'édition limitée de SUBHUMAN, tu as retravaillé l'album entier pour en donner une version ambient. Qu'est-ce qui t'a poussé à cet exercice?
Cette version est née du mixage en 5.1 surround que nous venions de terminer avec Paul Kendall. J'aimais vraiment beaucoup écouter les sons les plus ambient, que nous placions généralement sur les haut-parleurs arrières et qui étaient principalement constitués de cordes, de reverbs, d'effets vocaux et d'autres choses du même type. J'ai donc décidé de tenter de mettre sur pieds une autre version de l'album qui se concentrerait sur ces éléments. J'ai aussi eu le sentiment que ce type de relecture pourrait vraiment plaire à de nombreux fans de RECOIL qui me posent tout le temps des questions sur les nombreuses couches de sons plus subtils, atmosphériques et électroniques qui constituent l'arrière-plan de mes morceaux.
Après avoir réalisé cette version 5.1 de SUBHUMAN, penses-tu que, idéalement, c'est ainsi que devrait être appréhendée la musique de RECOIL, avec davantage de présence spatiale et plus d'attention portée à chaque détail?
Et bien, étant donnée l'importance que j'attache au processus "d'apprentissage" d'un album, aux couches cachées et à la profondeur sonore, il devient évident que le mixage surround prend ici tout son sens. Nous avons déjà passé énormément de temps lors du mixage normal en stéréo à tenter de créer davantage d'espace en plaçant soigneusement le son dans l'image stéréophonique, et lorsque, pour la version 5.1, nous avons eu trois haut-parleurs de plus avec lesquels jouer, cela s'est avéré un vrai plaisir.
Avec ces nouvelles options sonores, l'œuvre de RECOIL devient plus cinématographique que jamais. Est-ce que tu n'aimerais pas passer à la composition de véritables bandes originales?
Si, et je le dis maintenant depuis longtemps. Je pense que je serais parfaitement à même d'œuvrer dans ce domaine, mais on ne m'a jamais proposé de composer directement quelque chose pour l'écran, même si ma musique a déjà pu y être utilisée. Ce qui fait que les seules images sur lesquelles je travaille sont celles qui se trouvent dans ma tête. J'attends encore que des réalisateurs comme David Lynch ou Wim Wenders me demandent de travailler pour eux!
Tu es récemment apparu sur les DVDs des versions remasterisées des albums de DEPECHE MODE pour parler de ton travail au sein du groupe. Quel a été ton sentiment, en te replongeant ainsi dans cette partie de ta vie?
C'était plutôt intéressant, surtout dans la mesure où j'avais décidé de dépoussiérer mes vieilles vidéos filmées pendant les premières années de DEPECHE MODE. Elles apparaissent dans les documentaires et m'ont ramené des tas de souvenirs, principalement bons en ce qui me concerne, j'espère qu'elles ont fait de même pour les autres. Je ne les avais pas vues moi-même depuis des années. En ce qui concerne les albums, j'éprouve des sentiments mitigés à propos de certains d'entre eux, mais je pense que BLACK CELEBRATION, VIOLATOR et SONGS OF FAITH AND DEVOTION tiennent toujours la route.
Après toutes ces années éloigné du groupe, as-tu le sentiment que tu aurais pu aller plus loin avec eux?
Je pense toujours que je suis parti pile au bon moment en ce qui me concerne, car j'avais achevé tout ce que je cherchais à faire au sein d'un groupe. Je commençais à en avoir vraiment assez de la dynamique interne inhérente au fait d'être dans groupe et je n'ai pas oublié combien cela me semblait parfois pénible de devoir sans arrêt recourir au vote pour chaque décision et de devoir continuellement faire des compromis sur le moindre détail. Je suis heureux de la manière dont les choses se sont déroulées pour moi depuis mon départ ainsi que par l'équilibre que je suis parvenu à atteindre entre le temps passé avec ma famille et le temps consacré à la musique.
Tes talents de producteur ont toujours été reconnus, et c'est pourtant un domaine où tu es resté très discret...
Faire des disques est toujours une expérience très intense pour moi, et qui ne devient pas plus simple à mesure que les années passent. J'ai l'impression que je deviens encore plus perfectionniste et fastidieux, et cela à pour conséquence que je suis complètement épuisé mentalement à l'issue de chaque projet. J'ai le sentiment que je ne veux vraiment pas placer autant d'énergie dans des projets extérieurs aux miens. Après une pause cet été, je pense retourner en studio pour composer un nouvel album, mais je ne sais pas combien de temps cela pourra bien me prendre...